Ces trajectoires qui appellent l’écriture dans les mondes arabes actuels
Comment certaines trajectoires de vie, dans les mondes arabes actuels, vont-elles être le catalyseur de l’écriture ?
En se focalisant sur la notion même de « trajectoire », le présent colloque se propose de prendre un angle d’approche spécifique qui vise à sortir des classifications habituelles, tant de fois sollicitées, de l’autobiographie, de la thématique des voyageurs en pays arabes ou de celle des écritures de l’exil, jusque-là, majoritairement à destination de l’Occident. Cette proposition de repenser ces catégories est née du constat qu’elles n’étaient peut-être plus opérantes et qu’elles ne parvenaient plus à englober l’ensemble des processus de narration qui émergent actuellement et qui relèvent de l’expression du « je », du récit de vie, de celui du voyage ou encore de l’exil vers ou depuis les pays arabes.
Par trajectoire, il faut donc entendre une expérience de vie mais aussi une traversée, le plus souvent douloureuse, qui s’inscrit dans les mondes arabes actuels et qui est régie par le besoin d’écriture.
Ces trajectoires vont en quelque sorte bousculer le « je » et le pousser à témoigner, à raconter, à écrire pleinement ou à s’immiscer dans la narration, et ce sous des formes novatrices que le présent colloque se propose de mettre à l’étude. Il ne fait aucun doute par ailleurs que les bouleversements qui sont à l’œuvre dans le monde arabe actuel contribuent à modifier l’orientation des multiples expériences individuelles ainsi que les contenus et l’épaisseur de leur narration.
Dans ce contexte extrêmement prolifique des expressions du « je » dans le monde arabe actuel, nous avons retenu, outre les thématiques du récit de voyage et de l’exil qui seront revisitées, celle des écritures de la prison qui sont, peut-être l’exemple le plus parlant de trajectoires individuelles qui appellent l’écriture comme une nécessité immédiate. Enfin, une troisièmepartie questionnera le volet technique et expérimental de l’écriture arabe du « je » comme autant de variations dans l’exposition de ces singulières trajectoires de vie.
Trois axes de communication sont proposés (voir le descriptif ci-après) :
1) Trajectoires carcérales et écritures dans le monde arabe actuel
2) Des trajectoires d’étrangers en pays arabes : la fin du récit de voyage et du post-orientalisme ?
&
Des trajectoires arabes en pays arabes étrangers : les écritures des nouveaux exils en pays arabes
3) Trajectoires expérimentales de l’écriture arabe du « je » : entre dédoublements et recomposition
Les propositions de communication devront parvenir avant le 15 juillet 2019, en 400 mots maximum, comportant le nom, la fonction, l’institution de rattachement de l’auteur, l’adresse électronique et une biobibliographie sommaire.
Les interventions se dérouleront sur 20 minutes suivies de 10 minutes réservées au débat.
Langue de communication : français- arabe – anglais
La proposition de communication est à faire parvenir à Marie-Andrée GOUTTENOIRE :
marie-andree.gouttenoire@univ-lille.fr
Les transports et l’hôtel sont à la charge des participants qui sont invités à solliciter leur centre de recherche pour leur défraiement.
31 juillet 2019 : envoi de l’avis du comité scientifique aux auteurs pour acceptation de la proposition de communication
Composition du comité scientifique : Claude-France AUDEBERT (Université de Provence-IREMAM) ; Katia GHOSN (Université de Paris 8 – CERMOM) ; Marie-Andrée GOUTTENOIRE (Université de Lille SHS-laboratoire CECILLE) ; William GRANARA (Center for Middle Eastern Studies, Cambridge) ; Asma HILALI (Université de Lille SHS-laboratoire CECILLE)
Comité d’organisation :
Marie-Andrée GOUTTENOIRE (Université de Lille SHS-laboratoire CECILLE)
Ibrahim AKEL (Université de Lille SHS)
Axe n°1 Trajectoires carcérales et écritures dans le monde arabe actuel
Au-delà du motif de l’emprisonnement, la prison politique, a généré, au cours de ces dernières décennies, dans l’ensemble des pays arabes, un nombre considérable d’écrits nés au plus près de l’expérience carcérale. L’objectif de ce colloque n’est pas de relayer les causes, ou de statuer sur leur légitimité ou sur la réponse qui leur est apportée par les états. Notre approche se bornera à l’analyse de leur écriture lorsqu’elles sont en butte à l’appareil carcéral. Il s’avère, en effet, que les écritures de la prison sont devenues un véritable genre littéraire dans les mondes arabes, prenant pied, dans leur grande majorité dans l’expérience vécue. Ces trajectoires carcérales ont même assez souvent été le catalyseur de l’écriture, faisant naître des vocations littéraires comme celle, par exemple, du romancier égyptien, de renommée internationale, Ṣun‘Allāh Ibrāhīm (1937-), pour lequel la thématique de l’emprisonnement habite toujours, et sous des formes multiples, la narration. Il en est de même pour le nouvelliste syrien Ibrāhīm Ṣamū’īl (1951-), peu connu en France, qui cisèle et remobilise à l’envi, selon ses dires « les noyaux de l’obsession – الهاجس ونواته » de l’emprisonnement. Ces expériences douloureuses, voire insoutenables, ayant été forcées au-delà même des limites de toute humanité, comme par exemple celle de Muṣṭafā Ḫalifa (1948-), dans son ouvrage, al-Qawqaʿ - La coquille, ont toutes en commun d’être devenues indissociables du processus de l’écriture. Autant de trajectoires qui s’impriment, en détention, sur le réceptacle de la mémoire vive, faute de papier et de crayon.
Il conviendra, entre autre,de s’interroger sur le statut du témoignage vécu qui prend, semble-t-il de plus en plus d’ampleur dans les écritures de la prison et dans leur audience. En effet, à quel moment ces écrits sont-ils susceptibles de quitter la sphère littéraire ? A quel point de rupture le témoignage vécu, et surtout celui en lien avec une actualité immédiate, peut-il s’appuyer sur son poids de souffrances et de sentiment d’injustice et servir de faire-valoir à une cause donnée ? Le succès des romans de Ayman al-ʿUtūm (1972-) et la toute récente interdiction de publication de son dernier roman Ṭarīq ǧahanam (2018) - Le chemin de l’enfer - par les autorités jordaniennes en est un exemple.
Axe n°2 Trajectoires étrangères en pays arabes
Jusqu’alors, l’évocation de cet intitulé convoquait essentiellement les récits de voyageurs occidentaux en pays arabes.
De L’Arabie heureuse de Carsten Niebhur aux innombrables relations de Voyage en Orient des deux derniers siècles, en passant par les séquences de Lawrence d’Arabie ou encore les périples interdits d’Isabelle Eberhardt ou de Michel Vieuchange, l’imaginaire collectif s’était taillé, parfois à l’emporte-pièce, ses représentations.
Aujourd’hui, non seulement le récit de voyage semble être en perte de vitesse, mais les trajectoires étrangères dans le monde arabe sont devenues, pour une grande part d’entre elles, celles d’exilés arabes ayant été contraints de fuir leur propre pays. De fait, la littérature de l’exil, qui depuis les pays arabes, se faisait majoritairement vers l’Occident, semble donc elle aussi devoir être remise en question.
De toute évidence, une page est donc en train d’être tournée.
C’est de ce constat que le présent colloque se propose de faire émerger ces nouvelles écritures. Les bouleversements actuels dans les pays arabes semblent être en passe de bousculer des genres littéraires jusqu’à alors établis et régulièrement alimentés. Mais est-ce là la seule raison à ces nouveaux angles d’approches ?
Des trajectoires d’étrangers en pays arabes : la fin du récit de voyage et du post-orientalisme ?
Il est certain que les difficultés d’accès, dues aux multiples conflits que les mondes arabes connaissent aujourd’hui, entravent la présence et le séjour durable sur leurs sols, propices à l’écriture littéraire. Mais il en va, vraisemblablement, d’autre chose également qui tiendrait à la perte d’un certain regard, à l’extinction de ce ton enlevé qui était aussi synonyme d’aventure et d’effort de découverte de l’altérité.
Nous avons choisi pour amorcer l’analyse de ce phénomène, qui prendra ensuite corps grâce aux intervenants de ce colloque, deux ouvrages dissemblables mais qui s’accordent pourtant à jeter un nouveau regard, non arabe, sur le monde arabe actuel.
Le premier est celui du Japonais, Nobuaki Notohara, arabisant, traducteur, qui, ces quarante dernières années, a sillonné les pays arabes et rencontré et traduit nombre d’auteurs arabes. Son ouvrage intitulé, Les Arabes, un point de vue japonais, tend un regard critique sur les sociétés arabes, notamment sur les questions de la corruption et de la répression. L’approche est avant tout d’ordre sociologique mais l’auteur s’emploie aussi à décrire son expérience de voyageur, notamment dans ses descriptions des campagnes et des villages arabes, qui l’ont beaucoup marqué ainsi que celles des us et coutumes des bédouins.
Nobuaki Notohara a écrit et publié son ouvrage en arabe, en 2003, sous le titre العرب، وجهة نظر يابانية affichant ainsi sa volonté d’un dialogue frontal, sans intermédiaire, né directement de sa connaissance de la langue et de sa trajectoire de terrain au sein des sociétés arabes.
Le second, « Boussole », le roman de Mathias Enard, prix Goncourt 2015, pourrait habilement et non sans un humour parfois caustique traduire le désarroi du chercheur de terrain, en particulier celui de l’archéologue, à la fin du XXe siècle. Outre le fait que le « terrain » est en passe de ne plus exister car, pour une grande part, aujourd’hui inaccessible du fait de l’éclatement des mondes arabes et des différents conflits ou violences qui l’ont investi, il semble en aller également de la fin d’un univers, celui des orientalistes et de leurs successeurs – les post-orientalistes – ou tout simplement celui des chercheurs actuels qui, en pertes de repères, vont peut-être devoir réinventer un modèle, loin du microcosme jusqu’alors sécurisé des expatriés en pays arabe.
Des interrogations, du désarroi, de l’amertume, de grands noms de la recherche sur le monde arabe laissent ainsi transparaître, au détour de leurs publications scientifiques, des pans entiers de leur trajectoire dans ces pays arabes, qu’ils ont abondamment fréquentés. Intégré à une réflexion sur leur trajectoire de chercheur, ou comme un palimpseste, sous l’objet de leur recherche en linguistique, en islamologie, en archéologie ou autre, ce corpus d’écriture, peu exploité jusqu’alors, s’inscrit en marge du principal dont il est pourtant son terreau premier.
Des trajectoires arabes en pays arabes étrangers : les écritures des nouveaux exils en pays arabes
Sans parler de certains auteurs arabes qui avancent même que l’idée de l’exil n’a plus sa place dans notre monde actuel, il semblerait que le genre bien ancré de la littérature de l’exil depuis les - شعراء المهجر les poètes de l’exil (aux Etats-Unis vers 1920) dont l’auteur libanais Ǧibrān Ḫalīl Ǧibrān fut l’une des figures de proue, semble lui aussi assister au changement sensible de ses codes.
C’est au poète marocain, Taha ʿAdnān, peu connu, installé à Bruxelles que revient la conviction que le temps de l’exil et de sa dimension mythique empreinte de nostalgie est révolu, à l’ère des réseaux mondialisés de communication. Ainsi, pour remplacer la notion de littérature de l’exil ou de l’immigration, - أدب مهجر ce dernier parle volontiers d’une littérature du séjour أدب إقامة, en envisageant, comme il la pratique d’ailleurs lui-même, une écriture en arabe.
Si la voix de Taha ʿAdnān est loin de faire l’unanimité, quantité de récits centrés sur des exils en pays arabes sont, par ailleurs, en train d’émerger. D’autres, même s’ils conduisent, au final, en Occident sont émaillés de stations plus ou moins longues dans divers pays et capitales arabes.
C’est le cas de l’auteur syrien Hayṯam Ḥussayn (1978-) qui, parti de la petite ville al-ʿĀmūdā, du gouvernorat de al-Ḥassaké, va, avant d’arriver à Londres, détailler les étapes de son exil qui passe par Damas, puis Dubaï, puis Beyrouth, puis le Caire, puis Istanbul. En outre, Hayṯam Ḥussayn va aussi revisiter les codes de l’autobiographie comme nous allons le détailler dans l’axe suivant.
Axe n°3 Trajectoires expérimentales de l’écriture arabe du « je »: entre dédoublements et recompositions
Cette partie du colloque veut se faire l’écho à la fois de nouveaux processus d’écriture qui touchent à l’expression « je » et qui viennent servir l’écriture de ces trajectoires particulières dans la littérature arabe.
Il semblerait que le genre de l’autobiographie ne suffise plus à contenir les jaillissements des expériences actuelles, peut-être trop dissemblables de l’existant. Il est vrai que des auteurs arabes se sont déjà saisi, à petite échelle, des possibilités de distanciation et de dédoublement du « je » qu’offraient les récents développements de l’autofiction, mais il est sans doute hasardeux d’essayer de classer prématurément les expériences d’écriture qui sont à l’œuvre actuellement dans la littérature arabe.
Comme annoncé, dans l’axe précédent, l’auteur syrien, Hayṯam Ḥussayn représente, avec son ouvrage, قد لا يبقى أحد – Peut-être ne reste-t-il plus personne - un cas d’école de ces nouvelles dynamiques d’écriture de l’exil mais aussi du « je ». Les mentions de la page de couverture, en sus du titre, suffisent déjà à afficher une dimension, en quelque sorte, encore expérimentale.
Pour le genre, il précise « - سيرة روائية biographie romancée ».
Quant au sous-titre de ce même ouvrage, - أغاثا كريستي ... تعالي أقل لك كيف أعيش Agatha Christie … Viens que je te dise comment je vis, il est un renvoi explicite et une adresse directe à l’autobiographie d’Agatha Christie, Come, Tell me how you live, publiée en 1946, alors qu’elle séjournait avec son époux archéologue, Max Mallowan, dans la même localité de ʿĀmūdā qui vient de donner lieu aujourd’hui au propre exil de Hayṯam Ḥussayn.
Ainsi, et ce n’est là qu’un exemple, de nombreux ouvrages abordent l’autobiographie et le « je » en les démultipliant et les recomposant, à la mesure, peut-être, de l’incertitude de ces nouvelles trajectoires et des effets de miroirs qu’elles suscitent avec une époque proche, mais pourtant révolue.
Une autre tendance, qui a déjà pris corps, depuis quelques décennies déjà, est celle qui concerne le phénomène, en pleine expansion, de l’écriture des dialectes arabes dans le domaine littéraire. Qu’en est-il dans le domaine de l’expression du « je » et à l’aulne des récits de ces trajectoires de vie dans les mondes arabes actuels ?
Autant de questionnements qui invitent à la réflexion dans le cadre de ce colloque.